Dans le Haut-Karabakh, un drame sur fond d’influence russe et turque

Le 10 novembre dernier, un accord de cessez-le-feu était signé entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, sous l’égide de la Russie, entérinant la défaite d’Erevan et la perte des territoires du Haut-Karabakh au profit de Baku. Entre affirmation de la Turquie et leadership Russe, retour sur un conflit qui bouleverse l’équilibre géopolitique de la région.

Les origines du conflit et l’explosion

Le Haut-Karabakh, enclave située entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, est soumise à des tensions depuis près de trente ans. Ce territoire appartenait aux Azéris depuis 1921, mais était peuplé d’une très large majorité d’arméniens, environ 94%, ce qui n’était pas un problème tant que l’URSS contrôlait ces deux pays (une situation plus ou moins analogue à celle de la Crimée ukrainienne). Mais à la chute du bloc soviétique en 1991, cette province a déclaré son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan pour d’évidentes raisons ethniques et religieuses (les Arméniens sont très largement chrétiens et les Azéris musulmans). Bakou, après trois années de guerre, s’est donc retrouvé amputé de territoires qui officiellement lui appartenaient, et dorénavant protégés par des militaires arméniens et de facto rattaché à l’Arménie, nourrissant ainsi un désir de reconquête territoriale débouchant sur de longues années de tension. 

            La poudrière était prête à exploser, c’est ce qui arriva ce 27 septembre dernier lorsque l’Azerbaïdjan décida de bombarder Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh. Des combats éclatent alors entre les forces Azéries et les indépendantistes alliés aux Arméniens. Le résultat de près de trente-cinq ans d’incidents diplomatiques. Échanges de tirs, avions et hélicoptères abattus, utilisation d’armes destinées à tuer des civils (bombes à sous-munitions) par Bakou, villages et villes attaqués ont rythmé le quotidien de la population pendant près de deux mois. Les différents bilans officiels, bien que sous-estimant les réelles pertes, font état d’au moins  4 100 morts militaires des deux côtés en six semaines de guerre. 

Carte de la situation dans le Haut-Karabakh-Le Monde.

Les bouleversements géopolitiques : Turquie, Russie, et groupe de Minsk

            De ce conflit ressort trois grands vainqueurs : l’un militaire, l’Azerbaïdjan ; et deux politiques et géopolitiques, la Turquie d’Erdogan et la Russie de Poutine. 

En effet, les territoires envahis par les Azéris, les trois quarts du Haut-Karabakh, leurs reviennent définitivement selon les termes de l’accord conclu sous l’égide de la Russie le 10 novembre. C’est une victoire incontestable pour le président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliev, qui a déclaré : « J’avais dit qu’on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait. »  L’Arménie a été écrasée par les forces de Bakou (qui disposaient d’un armement moderne et d’une population près de trois fois plus importante), et Ankara n’y est pas pour rien. Ils ont apporté un soutien logistique (tout comme Israël), notamment en fournissant des milliers d’armes, diplomatique avec des conseillers, mais aussi humain, en faisant venir des mercenaires d’Idlib en Syrie, que d’aucun qualifieraient de djihadistes. La vente de la technologie de drone par Erdogan a été déterminante elle aussi dans l’issue du conflit. Cette implication s’explique par la volonté de la Turquie et de son président de s’affirmer comme une puissance majeure dans le Caucase du Sud et au Moyen-Orient, à l’instar de son rôle en Syrie, et ainsi d’affirmer aux yeux du monde ses ambitions et son poids géopolitique. L’antagonisme historique entre l’Arménie et Ankara n’a pu que renforcer cette volonté d’une intervention forte. Le président Turc Recep Tayyip Erdogan ressort considérablement renforcé de cette séquence en ayant pris un risque important : il a prouvé qu’il pouvait empiéter sur la zone d’influence de la Russie avec succès sans les attaquer frontalement.

 Un soldat arménien marche le long d’une route pendant les combats-Aris Messinis/AFP

Du côté Russe, la réaction s’est longtemps faite attendre, du fait que le pays des Tsars pratiquait un double-jeu dangereux, en étant un allié et un protecteur historique de Stepanakert et d’Erevan, tout en continuant à vendre des armes à l’Azerbaïdjan. Plusieurs tentatives de médiations ont été tentées par Moscou, sans succès avant l’accord du 10 novembre signé par les deux belligérants. Nikol Pachinian, le premier ministre arménien, a longtemps vainement compté sur Vladimir Poutine pour venir au secours de son pays. Mais ce dernier a fait savoir qu’il n’interviendrait qu’en cas d’invasion du territoire propre de l’Arménie, la laissant ainsi seule face à sa déroute. La Russie n’a donc pris clairement position qu’une fois la guerre proche de son épilogue, en consacrant par une médiation la victoire de l’Azerbaïdjan tout en évitant à Erevan et à Stepanakert de tout perdre. Elle se pose ainsi en arbitre et réaffirme son statut de faiseur de roi et de superpuissance géopolitique dans cette région du Caucase du Sud, en écartant la Turquie de l’accord final et en mettant un frein aux ambitions azéries (le porte-parole du Kremlin ayant confirmé qu’il n’y aurait pas de présence militaire Turque). En effet, plus de deux-mille soldats de Vladimir Poutine sont désormais déployés pour assurer la sécurité de la zone, notamment celle du corridor de Latchine qui relie l’Arménie à la partie encore libre du Haut-Karabakh. La fragile stabilité de la région dans les années à venir repose donc en grande partie sur Moscou.

« J’ai construit cette maison à partir de rien, comment puis-je la laisser à quelqu’un d’autre ? »

Un habitant arménien du Haut-Karabakh qui a brulé sa maison

Mais ce conflit est aussi le révélateur (ou la confirmation) de l’impuissance de plus en plus criante de l’Occident à peser dans la géopolitique mondiale. Le groupe de Minsk, crée en 1992 et composé de la Russie, des États-Unis et de la France, avec pour objectif de trouver une solution diplomatique au problème du Haut-Karabakh, n’a pu à aucun moment faire entendre sa voix, hormis par le biais d’un timide communiqué commun appelant à un cessez-le-feu. Emmanuel Macron s’est contenté de condamner l’envoi de mercenaires par la Turquie et Paris a tardivement envoyé un soutient humanitaire, tandis que la réponse de Washington fut inexistante, Donald Trump bataillant à ce moment-là pour sa réélection. Comme en Syrie ou même en Afrique Subsaharienne, la Russie fait cavalier seul et se renforce d’un point de vue géopolitique mondial, faute de réponse coordonnée et au détriment des pays Occidentaux. 

Le désarroi des civils

            À l’annonce de Nikol Pachinian du cessez-le-feu du 10 novembre, des manifestations et des protestations ont éclaté à Erevan, capitale de l’Arménie, ainsi que dans tout le Haut-Karabakh, les citoyens refusant d’accepter la reddition de leur pays, les morts pour rien… C’est avant tout un terrible drame humain qui s’est noué durant cette guerre, avec les civil pris sous les feux des bombardements et se voyant dans l’obligation de fuir. Outre les quelques dizaines de morts, plus de 75 000 personnes vivant dans le Haut-Karabakh ont dû quitter leur domicile pour rejoindre l’Arménie, par le biais du couloir de Latchine, leur seul « tort » consistant à être née de l’autre côté de la frontière. La reprise par l’Azerbaïdjan de ces territoires a forcé des milliers de familles arméniennes à brûler leur maison (parfois des villages entiers, des stations-service etc.) avant de s’exiler, refusant ainsi de laisser leur bien à l’ennemi. Comme un symbole de cette tragédie, toute la vie de ces habitants qui part en fumée tel un souvenir, broyée par une machine géopolitique qui les dépasse.

Une maison incendiée par des arméniens avant l’arrivée des Azéris-Alexander Nemenov/AFP

Gaspard Figué

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