Alors que l’année 2020 aura été marquée par une succession d’affaires de violences policières (Cédric Chouviat, Michel Zecler et le retentissement international du décès de Georges Floyd par exemple), les conclusions du « Beauvau de la sécurité », concertation lancée par le gouvernement, sont attendues cet automne. Entre rapports dégradé avec la population et accusations d’impunité, entretien et réponses avec Fabien Jobard et Mathieu Zagrodzki, chercheurs spécialisés dans la police au CNRS.

Comment considérez-vous aujourd’hui le rapport de la population à la police ? Il y a-t-il une vraie cassure et avec qui ?
Mathieu Zagrodzki :
Bien que la majorité de la population française garde malgré tout une bonne image de la police (aux alentours des 2/3), nous assistons à une baisse depuis les niveaux historiquement élevés auxquels nous avons assisté suite aux attentats de 2015 (autour de 82 %). Historiquement, les principales difficultés relationnelles se situaient avant tout dans les quartiers populaires, où il est souvent reproché à la police d’user de méthodes discriminatoires et agressives à l’égard des populations issues de minorités visibles. Le mouvement des gilets jaunes a constitué un tournant, car des personnes issues de villes petites et moyennes se sont retrouvées confrontées à la police en montant manifester à Paris, alors qu’elles n’avaient jamais eu affaire aux forces de l’ordre avant. Elles ont pour partie développé une vision hostile de la police. Les événements des dernières semaines vont sans doute renforcer cette érosion de l’image de la police.
Fabien Jobard :
Contrairement à ce que l’on entend, les Français ont dans l’ensemble une opinion favorable de la police : les opinions favorables l’emportent sur les défavorables (environ deux tiers favorables). Mais les comparaisons avec nos voisins ouest-européens montrent que c’est en France que la police recueille le moins d’opinions favorables. Le niveau de confiance dans la police est, à cet égard, comparable à celui que les citoyens est-européens entretiennent avec leur police. Ensuite, l’hypothèse selon laquelle les policiers ne traitent pas tout le monde de manière équitable recueille une part élevée d’opinions (environ un tiers des personnes interrogées), là encore bien plus que chez nos voisins immédiats. La vraie cassure est avec la jeunesse : 80% des jeunes sont convaincus qu’il y a un problème de racisme dans la police, et en particulier avec les jeunes des zones défavorisées, qu’ils soient de parents immigrés ou non.
« La vraie cassure est avec la jeunesse : 80% des jeunes sont convaincus qu’il y a un problème de racisme dans la police »
Le problème dans la police vient-il du commandement, de l’institution, ou des individus ? De tous ?
MZ :
Un peu de tout cela. Il y a évidemment des éléments individuels posant problème, ne répondant pas aux critères professionnels et déontologiques que l’on peut attendre de policiers. Néanmoins, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le système, ne serait que parce que c’est ce système qui les a laissé entrer dans la police, les a formés et les manage. Le souci en France est que les politiques de sécurité en France sont beaucoup orientées vers l’interpellation, l’intervention, l’affirmation de l’autorité, au détriment de la résolution de problèmes et la gestion de conflits. Les policiers ne sont pas toujours outillés pour faire face aux situations de tension, tout en étant incités à beaucoup contrôler et interpeller, soit des situations potentiellement conflictuelles. Bien évidemment, l’encadrement, parfois insuffisant en nombre et en expérience comme c’est le cas à Paris, a sa part de responsabilité.
FJ :
Disons qu’en bon sociologue je ne peux pas imaginer une bonne institution avec des membres mauvais et inversement : les individus forment les institutions, les institutions pèsent sur les individus. Mais les problèmes sont de nature différente selon les niveaux auxquels vous les considérez. Le commandement est problématique, car en 2004 le ministre de l’Intérieur s’est accordé avec les syndicats majoritaires de la police pour accorder de meilleures rémunérations au gros des troupes (les gardiens de la paix), ce qui s’est fait en économisant sur le nombre de chefs. On est passé de 15.000 à 9.000 « officiers » et de 2.000 à 1.700 commissaires. L’encadrement n’a pas la masse critique pour encadrer. Les individus, quant à eux, sont caractérisés par le fait qu’ils sont recrutés avec un niveau d’exigence moindre depuis 2016 (conséquence des attentats : on a voulu recruter plus, donc on a baissé le niveau du concours). Et de surcroît, parce que l’on voulait alors disposer de ces jeunes recrues plus vite dans la rue (là encore, contre le terrorisme), on a réduit la durée de leur formation initiale. Désormais, celles et ceux qui réussissent le concours n’ont plus que 8 mois en école. C’est très faible au regard de ce que font nos voisins. Enfin, l’institution a le très gros défaut d’être une énorme machine centralisée, alors que la police est un métier qui exige une connaissance fine des territoires, des gens, des attentes, de la demande sociale. Elle est une machine inadaptée à la police. En Angleterre, les régions et les villes commandent la police, en Allemagne aussi.

Est ce que vous considérez que c’est une défiance sans précédent dans l’histoire de la police française ou non ?
MZ :
Non, je n’irais pas jusque-là. Il y a eu d’autres périodes de défiance, après Mai 68, l’affaire Malik Oussékine en 1986 ou tout ce qui a touché aux mouvements sociaux et ouvriers des années 1970 où la police était vue par une partie de la société comme une casseuse de grèves au service du pouvoir. Mais cela ne signifie pas que la situation actuelle soit insignifiante et ne nécessite pas une profonde réflexion.
FJ :
Mesurée dans les sondages récents (les derniers dont j’aie pris connaissance datent de janvier 2020), la confiance est au plus bas. Mais surtout, la crise est alimentée par la multiplication des images de violence : violence contre les policiers (qui interrogent sur le niveau de préparation, la qualité du commandement ou des équipements, etc.), mais surtout violence illégitime de la part des policiers. Cette accumulation d’images et de faits produit des effets bien plus durables sur les consciences que ce que l’on imagine. Aux États-Unis, par exemple, on sait qu’une partie de la population, chez les Afro-Américains tout particulièrement, est définitivement défiante avec la police et enseigne ou entretient cette défiance à leurs enfants, conduisant à une perpétuation intergénérationnelle des perceptions.
Par quels moyens une réforme de l’IPGN pourrait-elle être efficace ? Rôle accru de la société civile, des magistrats ?
MZ :
Il faudrait effectivement mélanger les profils. Avoir des policiers est indispensable, car ils connaissent la profession et ses ficelles. Mais d’autres points de vue donneraient plus d’efficacité et de légitimité surtout aux enquêtes et à l’institution dans son ensemble. De même, il faudrait la rendre indépendante du ministère de l’Intérieur et adopter le modèle de l’autorité administrative indépendante.
FJ :
Oui. Un rôle accru des citoyens serait souhaitable afin de permettre que les enquêtes menées par les policiers (sur d’autres policiers) soient menées avec toute la diligence possible. Il faudrait aussi un rôle accru des magistrats, car il faut rappeler que le Code de procédure pénale fait des procureurs les évaluateurs des officiers de police judiciaire. Mais les procureurs ne s’emparent que trop rarement de ce rôle.
Propos recueillis par Gaspard Figué