Aujourd’hui, mercredi 14 avril 2021, la cour de cassation de Paris écarte Kobili Traoré, le meurtrier présumé de Sarah Halimi de tout procès, une décision surprenante s’inscrivant dans un contexte d’inquiétude quant à la montée de l’antisémitisme en France.

« Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous » écrivait Montesquieu. Ces mots, ayant traversé les siècles, trouvent particulièrement leur sens dans l’annonce de la décision de la cour de cassation de ce mercredi 14 avril 2021. L’assassin de Sarah Halimi ne sera pas jugé. Ces mots résonnent comme un gong de vérité alors que nous apprenons stupéfaits que la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire a rejeté le pourvoi formé par la famille de Sarah Halimi, faisant preuve d’une surprenante clémence à l’égard de celui dont la main n’a pas tremblé lorsqu’il a défenestré cette sexagénaire du haut du troisième étage de son immeuble aux cris d’ « Allah akbar ». Retour sur une affaire qui a suscité émotions et polémique, pour laquelle se sont engagés les plus grands de tous bords ; retour sur une menace passée sous silence. Comment le sinistre cocktail de terrorisme, antisémitisme et consommation de drogue permet-il de tolérer un crime ?
Les faits
Paris, Quartier de Belleville, nuit du 3 au 4 avril 2017. Nous sommes aux alentours de quatre heures du matin lorsque Kobili Traoré, 27 ans, voisin de Lucie Attal dite Sarah Halimi, pénètre par effraction chez cette dernière. Enragé, il surprend la victime dans son sommeil et la roue longuement de coups avant de la défenestrer de cet appartement du troisième étage. C’est une voisine, alertée par les cris d’agonie de Sarah Halimi, qui prévient Police Secours à 04h45 du matin. Une équipe de la brigade anti-criminalité (BAC) se rend alors au 30, rue de Vaucouleurs et patiente dans la cour de l’immeuble. Quelques minutes plus tard, ils assistent immobiles à la défenestration de cette mère de famille, âgée de soixante-cinq ans, médecin puis directrice de crèche, sous les effroyables acclamations de fierté scandées par le meurtrier : « Allah Akbar », « J’ai tué le sheitan » (« diable » en arabe).
Jusqu’ici, il est nullement contestable pour chacun d’affirmer qu’il s’agit de l’assassinat odieux d’une dame innocente, certainement à caractère antisémite et probablement perpétré par un sympathisant, de quelconque degré, des idées islamistes radicales. Or, alors que le meurtrier est placé en garde à vue, une analyse toxicologique révèle la présence de cannabis dans son sang. Cette consommation volontaire de cannabis alimentera les dénégations de Kobili Traoré et suffira finalement à le déclarer, à la surprise de tous, pénalement irresponsable.
Décision de justice

Le suspect est interné en raison de son état psychiatrique et de la violence dont il fait preuve à l’égard des policiers et des médecins chargés de l’expertise. Finalement, il est entendu par le juge d’instruction le 10 juillet : il reconnaît les faits mais nie toute motivation antisémite. Kobili Traoré, certainement en proie au moment des faits à de fâcheux démons qu’il ne pouvait contrôler, attribue son état au cannabis dont il est inutile de rappeler que sa consommation est en France passible de poursuites judiciaires.
Le 4 septembre, le psychiatre Daniel Zagury rend son rapport concernant l’état psychologique de l’assassin. L’expertise est claire : les troubles mentaux aliénant la santé de Kobili Traoré ne sont pas suffisants pour que l’abolition du discernement soit un argument valable, la prise constante et volontaire de cannabis en très grande quantité et le fait que la victime soit de confession juive a amplifié le vécu délirant de l’assassin et a suffit à diaboliser Sarah Halimi, engendrant un déferlement de barbarie sur elle. Ce rapport rend donc bien compte d’un meurtre à caractère antisémite. Pourtant, celui-ci n’est pas retenu dans la mise en examen de Kobili Traoré. Il faudra attendre près d’un an, lorsque le 27 février 2018, la question de l’antisémitisme entre dans le dossier pénal de l’affaire, retenue comme circonstance aggravante par la juge d’instruction chargée de l’enquête. Le temps pris pour reconnaître cela sera d’ailleurs au centre des polémiques, alors même que les actes antisémites grimpent en flèche en France.
Finalement, après de nombreuses expertises et contre-expertises, la cour d’appel de Paris déclare Kobili Traoré « irresponsable pénalement en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement » au moment des faits le 19 décembre 2019. La colère surgit alors et les langues se délient, après une année de silence médiatique sur l’affaire, comment pouvait-on faire échapper cet homme d’un procès alors même que le crime odieux qu’il a commis s’inscrit dans une période de lutte contre l’islamisme radical en France et un combat, alors peut-être superficiel, contre l’antisémitisme ?
« Le souvenir et l’empathie douloureuse d’hier occultent le souci qu’il conviendrait d’avoir à l’égard d’un présent dont la mort de Sarah Halimi est l’une des pires illustrations. » – Philippe Bilger (magistrat honoraire français)
Réactions
Ce meurtre suscite une vive émotion au sein de la communauté juive. Une marche blanche est organisée le 9 avril par le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF). La presse juive se saisit très rapidement de l’affaire alors que la presse nationale n’y consacre que peu d’intérêt, ce qui lui sera vivement reproché.
Outre les décisions de justice très discutables, c’est le silence médiatique et du gouvernement qui sera dénoncé par nombre d’acteurs de la communauté juive ou de la vie politique. Le 2 juin, dix-sept intellectuels dont Michel Onfray, Elisabeth Badinter et Alain Finkielkraut publient une tribune dans Le Figaro où ils dénoncent un « déni du réel » dans cette affaire qui survient au beau milieu de la campagne présidentielle. D’un point de vue étranger, le Times de Londres titre que l’affaire est étouffée à cause des élections législatives à venir (2017) et qu’elle pourrait alors être profitable au Front National.
Emmanuel Macron déclare quant à lui en janvier 2020, en visite à Jérusalem, quelques jour après la décision de la cour d’appel de Paris, « le besoin de procès, lui, est là ». Il récolte alors une rare mise au point des deux plus hauts magistrats français qui, comble de l’ironie, l’engagent à respecter l’indépendance de la justice.
Les réactions, peu entendues bien que nombreuses, se multiplient et il nous est impossible de toutes les citer ici. Toutefois, The Times of Israel affirme que bien que la droite ait largement « condamné ce meurtre, la gauche et LREM sont restés silencieux ». De nombreuses critiques ont d’ailleurs été émises à l’encontre du ministre de l’intérieur et la garde des sceaux de l’époque, Monsieur Gérard Collomb et Madame Nicole Belloubet, pour leur manque d’implication dans l’affaire.

Malgré les explications présentées ici, ces éléments ne peuvent absolument pas éclairer la décision de « justice » prise aujourd’hui déclarant irréversiblement l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, qui restera impuni, et laissant la famille de Sarah Halimi, meurtrie et impuissante, dans un obscur brouillard d’injustice.
Outre ce meurtre, les inquiétudes dépassent le cadre de l’affaire, notamment pour la communauté juive ciblée par une recrudescence des actes antisémites depuis les années 2000 qui se sent peu à peu abandonnée et en insécurité. En 2018, ces actes antisémites ont augmenté de 74% par rapport à 2017 avec 541 attaques contre 311 l’année précédente. En citant cette affaire, comment oublier le jeune homme du même nom, Ilan Halimi qui en janvier 2006, s’est vu séquestré, torturé et assassiné par le « gang des barbares » de Youssouf Fofana ou encore Mireille Knoll rouée de coup et poignardée par un voisin qu’elle recevait chez elle, en mars 2018. Tous, tués parce que juifs, souvent avec pour fin argument qu’ils sont donc fortunés, contribuent à augmenter ce sentiment d’inquiétude. Pour lutter face à ce fléau qui, a toute époque, a fait tant de victimes, et plus largement que l’antisémitisme, toute forme de rejet de l’autre, il est selon moi plus que nécessaire d’en parler et de le punir sévèrement pour éviter qu’il ne se reproduise, ce qui n’est pas le cas dans cette affaire. Après l’attentat de la synagogue rue Copernic, celui de la rue des Rosiers et bien d’autres, voici encore une affaire antisémite qui laisse ses coupables impunis. Il s’agit également de soulever un autre questionnement, celui du système français judiciaire actuel : certains critiquent une justice qui, malgré la défense du respect de son indépendance, se trouve à l’inverse parfois elle-même politisée, ce qui suscite de grands débats.
Je conclurai par ces mots, trop souvent répétés mais jamais assez appliqués, avec peut-être un excès de confiance en un espoir vain mais nullement sans espérance : plus jamais ça.
Paul Timsit
Image : AFP