Pourquoi L’Arabe du futur est appelé à devenir un classique

Vendue à deux millions d’exemplaires en France depuis 2014, traduite en vingt-deux langues, la bande dessinée autobiographique de Riad Sattouf est un véritable phénomène littéraire. Alors que son cinquième et avant-dernier opus caracole déjà en tête des ventes, décryptage d’un chef-d’œuvre.

« Ce livre raconte l’histoire vraie d’un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d’Hafez Al-Assad », peut-on lire sur la quatrième de couverture du premier tome de L’Arabe du futur. En quelques mots, tout est dit. Dans cette bande-dessinée, Riad Sattouf raconte sa jeunesse dans les années 1980. Né d’une une mère bretonne et un père syrien, le petit Riad oscille entre le Moyen-Orient et la France, passe du village isolé de Ter Maaleh où vit la famille de son père au Cap Fréhel de celle de sa grand-mère maternelle. Chaque album couvre une période précisément datée, si bien que l’on suit à la trace l’évolution du jeune garçon : alors qu’il sait à peine parler dans les premières pages de l’album initial, le dernier en date relate son adolescence.

Le premier strip du tome 1 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions
Le premier strip du tome 3 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

Une histoire à hauteur d’enfant

Ce qui saute d’abord aux yeux quand on lit L’Arabe du futur, c’est que tout passe par le regard de Riad. Par conséquent, il ne s’agit jamais d’une œuvre idéologiquement orientée : l’enfant à la chevelure soyeuse ne porte aucun jugement sur les évènements, livre simplement des impressions à la hauteur d’un garçon de son âge. Le Riad Sattouf adulte, mature, n’intervient pratiquement pas dans l’ouvrage et laisse la place au Riad enfant et à son regard candide, ce qui relève sans en avoir l’air d’une sacrée prouesse. Mais qui dit évolution en âge au fur et à mesure des épisodes dit également évolution du regard. Ainsi, les deux premiers tomes sont ceux d’une enfance somme toute légère et heureuse ; le troisième album celui de la fin de l’insouciance ; les deux derniers ceux de l’entrée dans l’adolescence. Cette maturité progressive se ressent notamment dans le rapport de Riad à son père, peut-être le personnage central de son autobiographie. Dans le premier album, aux yeux de Riad, tout ce que fait son père est absolument formidable. On a là l’image d’un brillant docteur en histoire, issu d’une famille syrienne extrêmement pauvre et qui se veut avant tout moderne, chantre du panarabisme et aux antipodes du rigorisme religieux de son bercail. Le nom de la série vient d’ailleurs de cette vision progressiste : le père Sattouf veut que son fils aille à l’école syrienne parce que l’Arabe du futur doit se défaire des obscurantismes pour reprendre son destin en main. Et malgré quelques remarques frisant le racisme et son admiration assumée pour les dictateurs, le personnage suscite chez le lecteur une impression positive à l’image de l’admiration de Riad.

Extrait du tome 1 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

Mais au fil des années et des volumes, le docteur avant-gardiste devient de plus en plus pieux et s’enferme dans une vision traditionaliste de l’islam. L’œil de Riad accompagne cette transformation : ce dernier commence à remarquer les faiblesses, dérapages et paradoxes de son père, mais sans jamais porter sur lui le moindre jugement, bien au contraire. Même qu’il exprime parfois une certaine incompréhension, le regard du fils reste toujours plein de tendresse.

Extrait du tome 4 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

Cette narration intrinsèquement neutre rend alors certaines scènes particulièrement marquantes justement parce qu’elles sont livrées sans filtre. Dans le village syrien où Riad passe une majorité de sa jeunesse, les enfants sont extrêmement violents, s’en prenant les uns aux autres ou frappant des animaux à mort en toute banalité ; ils cultivent l’antisémitisme comme un jeu et le sexisme comme une parole divine. Du côté des adultes, ce n’est guère mieux : les fonctionnaires sont corrompus, les professeurs battent les élèves, les hommes du village s’efforcent de perpétuer un ordre traditionnel et rigoriste quel qu’en soit le prix ; tous saupoudrent leurs paroles d’hommages à Dieu bien sentis.

Extrait du tome 1 de L’ Arabe du futur
Riad Sattouf / Allary Éditions
Extrait du tome 2 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

Pour autant, L’Arabe du futur est loin d’être un simple règlement de comptes de son auteur envers son village syrien. Au cours de son adolescence en Bretagne, Riad fait face à un autre type de violence, plus cachée, plus psychologique, mais tout aussi présente. Au collège français, tous les élèves jouent au jeu du plus fort : les garçons considérés comme dominants passent d’une fille à l’autre tandis que les moins beaux sont moqués et mis à l’écart. Du côté de sa famille, le grand-père maternel de Riad est gentiment obsédé sexuel et surtout inquiet à l’idée que son petit-fils ne s’intéresse pas aux femmes.

Extrait du tome 4 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

La guerre des mondes

Ainsi, Riad est en permanence tiraillé entre la Syrie de son père, avec ses traditions, sa pudeur et sa religion omnipotente ; et la France de sa mère, avec sa liberté débridée et sa pression sociale. Cette mixité culturelle fait qu’il ne se sent jamais vraiment chez lui : en Syrie, Riad n’est pas accepté par les autres enfants, qui ne le considèrent pas comme un vrai Syrien et le prennent pour un Juif. En outre, il se sent parfois écrasé par la supériorité morale de ses cousins, de « bons musulmans » qui semblent avoir pitié de lui.

Extrait du tome 4 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

À l’inverse, en France, si les autres élèves ne remarquent pas tout de suite qu’il est Arabe, notamment en raison de sa crinière blonde, son « nom à consonance ridicule » (d’après l’auteur lui-même) le met vite à l’écart. Surtout, Riad n’a pas les codes, et ne se sent pas tout de suite à l’aise quand il voit des gens de son âge danser et s’enlacer sans la moindre retenue.

Extrait du tome 4 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

La confrontation de ces deux mondes si différents est donc magnifiquement narrée par Riad Sattouf, qui en fait un véritable fil conducteur de la série. Ce contraste saisissant est également symbolique de la relation qu’entretiennent les parents de Riad, appelée à évoluer au fur et à mesure des albums.

Un ressenti parfaitement restitué

Mais si la diversité culturelle de sa famille est si bien mise en évidence, c’est parce que Riad Sattouf parvient à retranscrire dans les moindres détails l’environnement dans lequel il vit : pas seulement ce qu’il voit, mais aussi ce qu’il sent, ce qu’il entend, ce qu’il goûte. L’odeur de sueur de sa grand-mère paternelle, l’herbe mouillée au petit matin, la chaleur écrasante, le rictus de son père, l’état de délabrement d’un bâtiment, la pluie bretonne, les gaz d’échappement qui bordent le trottoir… Tous ces petits éléments insignifiants au premier abord sont en fait ceux qui rendent l’œuvre aussi réaliste et sincère. L’usage de la couleur va également dans ce sens : jaune pour la Libye (qui ne concerne que le premier chapitre de la série), puis surtout rose pour la Syrie et bleu clair pour la France. Ainsi, par de simples teintes, le climat de chaque pays est visible d’un seul coup d’œil et le va-et-vient permanent entre les deux cultures encore davantage souligné.

Extrait du tome 3 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

Toujours au niveau des couleurs, les scènes violentes ressenties par Riad (bagarres, mauvais souvenirs, surprises…) sont représentées par l’irruption soudaine du rouge. Aussi, au-delà de ses observations sur l’environnement extérieur, sa vie intérieure est également retranscrite. C’est là que le dessin trouve tout son sens : alors qu’il est si difficile de bien exprimer des sentiments profonds en une suite de mots, trois coups de crayons suffisent à toucher la sensibilité du lecteur. C’est particulièrement le cas dans les deux derniers tomes, où Riad découvre les joies de l’adolescence.

Extrait du tome 4 de L’ Arabe du Futur
Riad Sattouf / Allary Éditions

Seulement une grande bande-dessinée ?

Tous ces ingrédients mis ensemble, L’Arabe du futur est à la fois drôle, touchant, mais aussi cru et tragique par moments. Surtout, il sonne terriblement juste : cette série se vit plus qu’elle ne se lit. Ainsi, comme Maus d’Art Spiegelman avant lui, L’Arabe du futur n’est pas uniquement une grande bande-dessinée, c’est aussi et surtout un chef-d’œuvre autobiographique. Le genre de livre universel dont les thématiques parlent à tout le monde, que l’on peut lire encore et encore en y trouvant toujours de nouveaux détails. Riad Sattouf a souvent dit qu’avec L’Arabe du futur, il souhaitait faire une bande-dessinée pour les gens qui n’en lisent jamais. On ne réalise jamais un chef-d’œuvre sans une pointe d’ambition.


Lire – L’Arabe du futur 5 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1992-1994) de Riad Sattouf, Allary Éditions (176 pages). Mais lisez quand même les quatre premiers d’abord.

Une réflexion sur “Pourquoi L’Arabe du futur est appelé à devenir un classique

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s